samedi 4 juillet 2009

Ces mystérieux "Gages d'Amour" (2ème partie)

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Les motifs qui apparaissent le plus souvent dans des bordures ou des contours octogonaux (ou presque octogonaux), sont appelés des médaillons. Si le motif est figuratif ou asymétrique, comme un cygne, un oiseau, ou compliqué, comme une fleur de la passion, alors le médaillon est dessiné en entier dans son cadre. Quand le motif est géométrique et symétrique, la plupart du temps, seul un quart ou une moitié en est brodé. Ces demi et ces quarts de médaillons sont placés tout autour du marquoir, et dans les angles. A Ackworth, en général, les bords non terminés des médaillons sont tournés vers l'extérieur. Par contre, les marquoirs des autres écoles Quaker peuvent être alternés, tournés une fois vers l'extérieur, puis vers l'intérieur, ce qui permet de présenter davantage de motifs sur la même surface de toile. (ci-contre à droite, Marquoir de MP, 1799, provenance inconnue - école de Milverton? - Notez les motifs alternés NDLT)

A l'intérieur de la bordure de demis - et de quarts - de médaillons, les fillettes ont brodé un dense patchwork de motifs, y compris les médaillons figuratifs et asymétriques. Des pots de fleurs, et des urnes sont également brodés dans leur totalité, lorsqu'ils sont asymétriques. Dans le cas contraire, comme c'est le cas pour les médaillons, une seule moitié est présentée, sur un axe de symétrie vertical. Parmi tous ces motifs, on trouve fréquemment des lettres de l'alphabet (souvent brodées non au point de croix, mais en point d'oeillet algérien NDLT). Parfois réunies en paires, comme des initiales - peut-être d'amies, ou de membres de la famille - parfois seules, éparpillées au hasard dans les intervalles des motifs. (ci-contre, à gauche, détail de Mary Wigham 1790. Remarquez la double bordure, avec tout d'abord les demi-médaillons, puis les demi-pots, mais aussi les initiales. NDLT)

Parfois les marquoirs semblent avoir été dédiés à une autre jeune fille, en guise de cadeau. Toutefois, nous savons que même avec ces dédicaces, un marquoir comme celui de Sarah Spence n'a jamais quitté la famille de la brodeuse. Alors il se peut que ces dédicaces soient en fait des modèles pour un cadeau moins important, comme un pique-épingle.

Il y a un répertoire d'à peu près une centaine de motifs, même si ces motifs diffèrent les uns des autres de façon subtile. Ce répertoire de motifs est plus ou moins commun à tous les marquoirs des autres écoles quakers de cette époque. Par contre, la taille des médaillons peut varier considérablement, de 30 à 75 points. Un marquoir typique comporte de 40 à 50 motifs et médaillons. Certaines brodeuses ont estimé que le temps passé sur chaque motif était d'approximativement 2 à 3 heures. Nous ne savons pas si c'était le temps consacré à cette broderie chaque jour, ou chaque semaine, mais il est évident que chaque marquoir signifie de longues heures de travail.

Grâce aux registres de l'école, nous connaissons les noms de fillettes qui ont brodé ces marquoirs à Ackworth. Nous savons comment elles étaient vêtues et ce qu'elles mangeaient. Nous savons d'où elles venaient. Nous connaissons les dates de leur entrée à l'école, et celle de leur départ. Nous savons lesquelles de ces fillettes restèrent pour devenir apprenties, puis plus tard pour devenir enseignantes à leur tour. Nous en savons beaucoup, et pourtant si peu. Mais la question la plus intrigante demeure sans réponse. D'où pouvaient bien provenir ces motifs?

Ils semblent avoir apparu un beau jour, totalement achevés. On n'a trouvé aucune preuve évidente qui indiquerait une modification au cours des temps, ou l'acquisition de nouveaux motifs. Ceci est une véritable énigme, en deux parties.
La première concerne les médaillons eux-mêmes qui sont exclusivement "quakers". Quelle est leur origine? Sont-ils la prolongation de motifs qui existaient ailleurs en Europe? Nous savons que les Quakers, parce qu'ils se refusaient à prêter serment, étaient exclus de nombreuses professions, et que leur seule façon de gagner leur vie était de se livrer au commerce. Ils furent des négociants avisés et couronnés de succès, et leurs réseaux d'échanges se répandirent en Europe et au-delà. Dans les registres d'Ackworth, on trouve trace d'enfants quakers qui venaient de St Petersbourg, New York, et même.... d'Australie! Les quakers britanniques ont aussi voyagé pour rencontrer les grandes communautés qui vivaient aux Pays-Bas, et en Allemagne. Charles Fox raconte ses voyages à "Hamborough" (Hambourg). Est-il possible qu'une institutrice ait été recrutée parmi les brodeuses très réputées d'Allemagne ou des Pays-Bas pour enseigner aux filles d'Ackworth des motifs de sa région natale?
L'autre partie de l'énigme concerne cette économie dans la manière de représenter des motifs symétriques par rapport à un ou deux axes.
Pourquoi en effet se donner la peine de broder la totalité d'un modèle, quand la totalité des informations peut être fournie en n'en brodant qu'une moitié ou même un quart seulement. Les exemples les plus proches de cette économie de points peuvent être trouvés sur les marquoirs de Vierlanden, une région proche de Hambourg qui se trouve maintenant en Allemagne. Pendant la première moitié du XIXè siècle toutefois, le territoire danois s'étendait jusqu'à l'Elbe, et Altona, qui est maintenant un faubourg de Hambourg, était la seconde ville du Danemark en termes de population. Devrait-on alors envisager une origine danoise? (ci-contre détail Celle 1826)

Si nous résolvons un jour cette énigme, il restera encore au moins un autre mystère. Si les informations dont on a besoin pour réaliser un motif complet peuvent être contenues dans la moitié ou le quart des points nécessaires pour la réalisation d'un motif, à quoi étaient destinés ces motifs quand ils étaient réalisés "en vrai", dans leur totalité?
Les seules preuves que nous ayons de l'utilisation de ces modèles sont... tricotées! De temps en temps, nous retrouvons des petits porte-aiguilles ornés de ces mêmes motifs géométriques spécifiques aux médaillons quakers. En général, ils sont tricotés avec un fil de soie, en deux couleurs, brun et crème. Cette production de petits objets semble en contradiction avec l'éthique rigoureuse et utilitaire de l'éducation quaker. Se peut-il que la seule utilité des modèles des médaillons ait été de produire simplement des petits gages d'amitié? Mais après tout, qui décrète qu'un gage d'amitié est simple ou petit, et, pour cette raison, inutile?

Jacqueline Holdsworth

3 commentaires:

  1. Merci Paule, et à travers toi merci à Jacqueline.
    Lire ces quqleus lignes est vraiment plaisant.
    Je me projette dans les scènes décrites et vraiment tout y concoure.

    Et cette superbe finale qui devrait être notre maxime : "Mais après tout, qui décrète qu'un gage d'amitié est simple ou petit, et, pour cette raison, inutile?"

    Bonne journée et surtout ne soyez pas trop sage :)

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  2. Nicolas a retenu la même phrase que moi de ce texte fort intéressant. Merci de nous initier ainsi à l'historique de ces marquoirs... quel beau travail de traduction !
    Chaque motif est bien prenant, et vivement que je n'ai plus trop d'obligations pour ne pas regarder sans cesse l'horloge quand je brode. Ce matin, face à mon café, dans le silence de la maison encore endormie, j'ai placé quelques points, en imaginant que Nicolas était sans doute aussi en train de profiter du calme, et tout en tirant l'aiguille j'ai fait provision de sérénité pour la journée !

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  3. Je lis, re-lis, tri-lis, et j'apprécie...
    Merci pour ce beau texte.

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